Il était inévitable, après la "renaissance" littéraire de Conan dans les années 1950/1960, que la BD s'empare du personnage du cimmérien imaginé par Howard. Pour le meilleur et pour le pire hélas...
C'est surtout dans les années 1970 que Conan apparaît en BD, illustré par de grands maîtres du dessin, dont John Buscema bien sûr, dont le cimmérien était le personnage qu'il avait le plus de plaisir à dessiner. Suivront beaucoup d'autres, Rudy Nebres, Ernie Chan, Tony Denuziga, Barry Smith, Alfredo Alcala... Le tout sous l'impulsion du scénariste Roy Thomas et de l'éditeur Stan Lee. Ce dernier avait hésité, l'époque était encore aux Super-Héros dans le monde des
Comics mais Roy Thomas insista et ce fût un succès. Barry Smith essuya les plâtres côté dessins, car bien que voulu par Roy Thomas, John Buscema, en pleine gloire, exigeait un salaire trop élevé pour une aventure qui n'en était qu'au début et dont on ne savait pas si elle serait viable. Le succès venu, Buscema prît la relève et façonna littéralement le personnage, pour le meilleur comme le pire, nous le verrons plus loin.
La machine était lancée et de nombreux illustrateurs se bousculèrent alors pour réaliser des couvertures accrocheuses à ces BD qui connurent quantité de maisons d'édition différentes, Lug, Marvel, Artima, Aredit... Les albums étaient souvent grand format avec des couvertures aux couleurs vives, éclatantes. Au début, tous ces artistes illustrèrent les récits originaux d'Howard avant d'imaginer de nouvelles histoires, période qui verra le cimmérien s'éloigner à grands pas du personnage imaginé par son créateur... Dans la foulée de ce succès apparaîtront Kull et surtout Red Sonja, personnage que n'a jamais imaginé Howard, transposition d'un de ses personnages, Sonia la Rouge, dont il n'avait écrit qu'une histoire. Peu importe, la guerrière rousse à l'improbable bikini de mailles connût un énorme succès, avec des slogans vendeurs comme :"Red Sonja, c'est Conan au féminin".
Le pour
Comme Lyon Sprague de Camp et Lin Carter l'ont fait avec les livres, la BD a formidablement popularisé Conan auprès du grand public, lui faisant quitter le cercle restreint des fans pour l'exposer en pleine lumière. L'apport de la BD fût énorme dans la "renaissance" du personnage et il est vrai que l'époque, les bouillonnantes et créatives années 1970, s'y prêtait. Beaucoup découvrirent par la BD le personnage et au-delà, l'œuvre d'Howard.
Ce fût également un formidable tremplin pour certains artistes comme Barry Smith, alors inconnu lorsqu'il dessina les premiers épisodes. Buscema, déjà connu et reconnu, apporta ce nouveau joyau à sa couronne et un illustrateur comme Earl Norem connût un énorme succès en dessinant une succession de couvertures magnifiques. Le tandem Roy Thomas/John Buscema fonctionna très bien et propulsa Conan sur le devant de la scène. Il ne restait aux années 1980 qui arrivaient qu'à apporter la touche finale avec le cinéma.
Le contre
Malheureusement, le Conan ainsi mis en avant s'éloigna très vite du personnage imaginé par Howard... Barry Smith était resté fidèle au côté onirique et fantastique de l'univers Hyborien. Mais John Buscema changea tout à son arrivée : c'est lui qui imposa un Conan plus musclé, plus massif, vêtu de son éternel pagne de fourrure et de ses bottes. C'est Buscema qui grava littéralement dans le marbre une image de Conan qui allait rester et qui ne correspondait plus guère au héros howardien. Le reste suivît et on eu donc droit bientôt à des personnages "clonés", tous identiques ou peu s'en faut, vêtus de la même manière uniforme et dans des décors passe-partout, que l'action se passe en Némédie, dans les souks de Zamboula, les palais de Zingara ou les jungles de bambous de Kitaï. Quand on prend les BD de l'époque, tous les personnages se ressemblent, clairement sortis du même moule, avec encore une fois des vêtements et décors quasiment identiques quel que soit l'endroit. Un comble pour un auteur comme Howard qui, dans ses écrits, s'attachait à différencier soigneusement races, costumes, habitat, royaumes et régions... Les femmes sont toutes dessinées de la même façon, toutes vêtues du même costume, corsage et voile tombant devant et derrière, qu'il pleuve, vente ou neige... Et souvent blondes aussi : alors que dans
Une sorcière viendra au monde,
Les ombres de Zamboula,
La route des aigles, Taramis, Nafertari et Roxana sont brunes, dans la version BD, elles sont blondes. Plus vendeur sans doute...
Le monde Hyborien vu à travers la BD en devient une sorte d'espace-temps figé en une seule image "passe-partout", comme les Péplums qui nous montrent l'éternel romain en toge et jupette dans le même sempiternel décor, que la scène se passe à Rome sous la République, à Nicomédie sous Néron ou en Afrique à la fin de l'Empire... Le cinéma ne fera qu'enfoncer le clou, le cimmérien prenant définitivement le visage de Schwarzy. Au fil du temps, le filon sera usé jusqu'à la corde, on ira jusqu'à créer les aventures de "King Conan" où le barbare est devenu roi d'Aquilonie et continue à dessouder ses ennemis à 60 balais avec la même ardeur ou des titres inutiles comme l'insipide "Et si Conan foulait la Terre au XXème siècle ?".
Soyons honnêtes, cette "trahison" peut se comprendre : il fallait populariser un personnage et donc lui donner une image "classique", par laquelle tous pourraient facilement l'identifier. Et il est également vrai que le lectorat visé, plutôt adolescent et ne connaissant souvent pas le personnage, ne se prenait pas la tête avec ces considérations. Il fallait aussi vendre, ne l'oublions pas, et Conan en BD remplissait pleinement de ce côté là le cahier des charges : héros viril, baraqué et invincible, femmes canons, peu vêtues et peu farouches, salauds très salauds, action et aventure sans prise de tête, le tout mis en valeur par des couvertures accrocheuses.
Certains artistes sont pourtant sortis du lot comme Barry Smith qui n'abandonna jamais son côté onirique, merveilleux, voire poétique avec ses décors et costumes "byzantins" ou très "Art Nouveau" mais sans doute pas assez "grand public". Celui qui tira vraiment son épingle du jeu fût Tony Denuziga. Non seulement il fût un maître du dessin réaliste, mais il s'attacha, dans ses dessins, à différencier costumes, décors, habitat, personnages, suivant les lieux où se déroulait l'action. Certaines de ses BD reprenant les histoires originelles sont un régal, comme celle du récit
Le Kriss où Denuziga nous propose une superbe galerie, où chaque personnage a son physique, ses vêtements et parures, avec des décors soignés. Même Conan y est dessiné plus "naturel", aminci et plus grand, vêtu de manière différente au fil des pages, loin du bourrin bardé de muscles en pagne de fourrure.
Au final, Conan en BD propose deux grilles de lecture. On pourra se satisfaire d'aventures entraînantes et accrocheuses, sans prise de tête, dans un univers passe-partout qui pourrait, à peu de frais, être celui de n'importe quel auteur Fantasy avec décors et personnages interchangeables.
Les puristes et les vrais fans crieront eux à la trahison devant ce personnage et cet univers si éloignés de ceux rêvés par Howard et préfèreront le goût du détail et l'exigence d'un artiste comme Jean-Claude Gal par exemple.