Dạ Ngân,
Une bien modeste famille, Intervalles (2014), ISBN 978-2-36956-008-1 (350 p.) — traduit du vietnamien
Gia Đình Bé Mọn, 2010
https://www.editionsintervalles.com/catalogue/une-bien-modeste-famille/
Déclaration de conflit d'intérêt : ce livre a été traduit par une de mes tantes, j'ai eu un exemplaire gratuit.
C'est le récit autobiographique de cette autrice du sud du Vietnam.
Tiẹp s'engage dans la résistance contre les USA à 14 ans. Elle se marie avec un camarade de combat, Tuyên, après une brève étreinte dans un trou d'obus. Après la guerre, elle devient autrice, membre de l'Association des écrivains de la province, et vend des glaçons (les congélateurs sont rares) pour arrondir les fins de journées. Son mari grimpe les échelons de l'administration communiste et sacrifie tout pour son ambition. Quand elle tombe enceinte, il va la déposer en mobylette le matin à l'hôpital pour qu'elle se fasse avorter puis vient la rechercher le soir. Mère de deux enfants, Thu Thi (fille aînée) et Vĩnh Chuyên (fils), elle tombe amoureuse d'un journaliste de passage. L'expérience est aussi brève que décevante, d'ailleurs l'amant n'a pas de nom, c'est « l'autre », mais constitue une tache indélébile : dans ce pays en mutation forcée, la société continue à se reposer sur l'autorité de la grand-mère, la piété filiale du fils aîné et la soumission de la femme mariée ; l'adultère reste une infamie. Puis elle tombe amoureuse de Ðíhn, un écrivain de Hà Nội qui vend de l'alcool de riz fait maison pour faire bouillir la marmite, et dont le mariage est un naufrage.
Ce livre est une plongée dans le Vietnam des années 1980, une période où l'espoir d'une vie nouvelle fait place à la décrépitude : des fonctionnaires accrochés à leur siège, arrogants et flemmards, des politicards abusant de leur pouvoir et auprès desquels il faut quémander, la démerde des citoyens qui élèvent des porcs dans leur cour et des canards dans leur appartement.
Sur la structure, c'est un livre-cerveau (pour singer Frédéric Bonnaud) : les souvenirs n'arrivent pas toujours dans l'ordre au début du livre, puis par la suite, plusieurs années peuvent séparer les chapitres. Les noms vietnamiens rendent l'histoire un poil difficile à suivre, surtout quand l'homonymie tient à un accent ; heureusement, la liste des personnages avec leurs liens est rappelée en fin de livre.
Sur le style, Dạ Ngân a beaucoup recours aux sensations, y compris internes, ce qui, quand elle décrit un curetage, peut être un poil inconfortable :
- Citation :
- Ses cuisses se crispaient violemment, résistant à l'impression qu'on la déchirait en deux comme on démantibulerait une grenouille.
Bon, c'est la seule phrase scabreuse, mais on navigue entre le champêtre
- Citation :
- L'automne ruisselait d'or […] comme chargé de miel et de vent accompagné de musique et de poésie.
et le glauque comme la description des latrines des logements collectifs.
Le livre se termine par des notes de traduction, le projet s'inscrivant dans le cadre d'un master de traductologie. Ça permet de bien mesurer les écarts entre les deux langues et cultures et les difficultés de l'exercice.
J'ai adoré. C'est facile à lire, ça donne à voir la société de l'époque de l'intérieur, le style est très évocateur. Seul bémol, les dialogues sonnent parfois un peu artificiel, notamment les enfants qui s'expriment comme des adultes de la bonne société.