Tableau d'Edouard Manet, réalisé en 1882, un an avant sa mort.
L'œuvre représente le bar ou la buvette comme on disait alors du cabaret des Folies-Bergère. En fait, la scène a été peinte en atelier mais le personnage principal, Suzon, était bien une personne réelle, la serveuse de la fameuse buvette. Elle venait poser pour le peintre entre ses heures de service.
On la voit arborant un air absent, las ou indifférent, avec derrière elle un immense miroir qui renvoie le reflet de la salle. Autour d'elle, de nombreuses bouteilles et une coupelle remplie de mandarines ou oranges. On trouve une bouteille de liqueur, de bière bon marché de l'époque et des bouteilles de champagne, symbole de la mixité du cabaret où se côtoyaient ouvriers, bourgeois, demi-mondaines et gens de toutes sortes. Les fleurs dans le verre d'eau répondent à celles du décolleté.
Bien des mystères et des symboles...
Suzon occupe le centre du tableau, une ligne verticale partant du bas de sa jaquette jusqu'aux fleurs ornant son corsage. Ou, selon certains, de son sexe jusqu'à sa poitrine... Il y aurait ici une allusion cachée, suggérant que Suzon vendait son corps également. Le cabaret était connu comme un lieu où l'on pouvait trouver de la compagnie tarifée pour dire cela joliment. Une interprétation renforcée par son air absent, fatigué, comme si elle écoutait d'une oreille blasée ce que lui raconte le client debout devant elle. Ce client, on le voit à droite du tableau, dans le reflet du miroir. Ce qui est étrange, c'est que le reflet de Suzon n'est pas correct, la perspective est mauvaise, elle paraît plus petite, plus frêle que l'homme au chapeau haut de forme qui lui parle et la domine. Le reflet de la serveuse ne correspond donc pas.
Celui de l'homme non plus d'ailleurs : vu comme il est proche de la serveuse dans le reflet, il devrait être en plein devant elle et partiellement nous la cacher.
Une caricature de l'époque nous montre comment l'homme devait être positionné suivant son reflet :
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Erreur de perspective ? Difficile à croire pour un artiste comme Manet. En fait, ce client reflété dans le miroir, c'est peut-être tout simplement nous !
Et puis, il y a les bijoux portés par Suzon, le collier de velours et le bracelet. Des bijoux que portait déjà Olympia, la courtisane peinte nue par Manet en 1863...
Les bouteilles, les fruits et le marbre du bar symboliseraient eux les plaisirs faciles et pour certains, les courbes de certaines bouteilles évoquent clairement celles de Suzon. Le noir et or des bouteilles de champagne surtout rappellent le noir de sa tenue, l'or de son bracelet, de son médaillon et la teinte de ses cheveux.
Dans le reflet, derrière Suzon, en haut à gauche, on voit les pieds chaussés de vert d'une acrobate sur un trapèze.
Dans la foule des spectateurs sont représentées deux ex-maîtresses de Manet : l’actrice Jeanne de Marsy arborant ses gants beiges et la demi-mondaine Méry Laurent, observant la foule avec ses jumelles.
On notera également ces globes blancs qui semblent flotter dans l'air : Manet représente ici la pointe de la modernité de l'époque, les premiers éclairages électriques, avec leur lumière blanche, presque spectrale, qui viennent renforcer le teint pâle de Suzon. On remarquera aussi que le reflet ne représente ni sol, ni plafond, aucune porte et aucune fenêtre. On a presque l'impression que cette foule de spectateurs flotte, informe, éthérée.
On remarquera aussi qu'au premier plan, à gauche, les bouteilles sont très proches de Suzon alors que dans leur reflet, elles sont posées plus en arrière sur le comptoir. On peut s'étonner aussi qu'aucune ne soit débouchée alors que la fête bat son plein ou que les bouteilles de champagne ne soient pas dans de la glace comme il convient.
Au final, un tableau qui intrigue.
Manet l'a réalisé alors qu'il était déjà gravement malade. Il semble ici nous offrir un contraste saisissant : on est aux Folies-Bergère, cabaret joyeux, populaire, où l'on s'amuse au milieu des acrobates, mimes et jongleurs, où l'on boit et où on vient parfois chercher de la compagnie pour une nuit. C'est la fameuse "fête parisienne", la capitale et ses plaisirs. Mais dans le même temps, il y a cette femme au regard perdu, avec cet air las, indifférent et derrière elle, cette masse à peine esquissée de visages flous, éthérés, comme des fantômes. Et aussi cette symbolique du miroir, avec cette différence entre les personnages et objets réels et leurs reflets. Différence entre ce qu'ils paraissent et ce qu'ils sont réellement ? Le tableau nous propose-t-il en fait deux mondes distincts ?
Vous trouverez peut-être la réponse si vous passez par Londres, où se trouve cette œuvre, à l'Institut Courtauld.