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 L'AMPHITÉÂTRE

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Astre*Solitaire

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MessageSujet: L'AMPHITÉÂTRE   L'AMPHITÉÂTRE Icon_minitimeDim 24 Mai - 13:51

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Bienvenue dans l'Amphithéâtre.

Cette section est un peu spéciale. Elle représente la possibilité pour qui le souhaite de poster ses travaux de recherche ou ses écrits de toute sorte pourvu qu'ils développent une explication ou une argumentation sur un sujet précis, tout en restant autant que faire se peut dans les limites du forum. Celles-ci étant larges et flexibles, ce sera à chacun d'estimer la pertinence de poster ici ou non. À l'origine, j'ai pensé à l'Amphithéâtre afin de pouvoir y mettre mes différents devoirs universitaires. En effet, après plusieurs années passées à étudier, je me suis retrouvé avec une masse de devoirs rédigés assez impressionnante et je me suis dit que dans certains cas, il serait dommage de tout mettre aux oubliettes en tournant la page université. Mon objectif n'est pas de tout vous proposer, car tout n'est pas bon et tout n'y a pas forcément sa place. Certains travaux trouveront plus naturellement leur environnement de prédilection dans les différentes parties du forum - comme ma réflexion sur le film Shutter Island dans la section cinéma -, alors que d'autres, trop spécifiques, ne seront probablement jamais mis en ligne ici. De même, je ne pense pas déposer de travaux ayant eu une note inférieure à 16, du moins pas sans un profond remaniement. Il y a donc de ma part une certaine exigence de qualité et de sérieux qui doit justement permettre de sélectionner entre un écrit posté sur cet espace et ceux postés plus généralement sur le forum qui, s'ils peuvent être excellents, n'ont pas nécessairement les mêmes exigences formelles d'écriture. Il va de soi que les règles que je m'assigne ne sont valables que pour moi-même et que chacun doit se sentir libre de proposer les articles ou les écrits qu'il souhaite aux seules conditions suivantes : l'article est de lui ou d'elle, il part d'un sujet de réflexion et propose une analyse/critique/réflexion argumentée et si possible sourcée de ce sujet particulier. C'est tout.

En vous souhaitant un moment de lecture agréable à l'Amphithéâtre.


SOMMAIRE
01/ Enseigner par l'expérience : un pari risqué ? Une réflexion portant sur les Livres I à VI des Aventures de Télémaque de Fénelon



Source de l'image : Unsplash

_________________
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Dernière édition par Astre*Solitaire le Dim 31 Mai - 22:40, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: L'AMPHITÉÂTRE   L'AMPHITÉÂTRE Icon_minitimeDim 24 Mai - 16:31

Enseigner par l'expérience : un pari risqué ?
Vous développerez votre réflexion à partir de votre lecture des Aventures de Télémaque et vous l'illustrerez à partir d'exemples brièvement commentés, tirés du texte (Livres I à VI).




Depuis le Moyen Âge et afin de réaliser l’éducation des princes tant sur les valeurs morales, sur les devoirs, que sur l’art de gouverner, ce sont principalement des ouvrages présentant les savoirs de manière théorique et historique, qui sont rédigés, tel le Discours sur l’histoire universelle (1681) qu’adresse Bossuet (1627 – 1704) au Dauphin de France. Et afin de tempérer et de faire fructifier l’expérience naturelle acquise au jour le jour, il conseille de connaître l’histoire, via une forme de pédagogie par l’exemple : « Si l’experience leur eft neceffaire pour aquerir cette prudence qui fait bien regner, il n’eft rien de plus utile à leur inftruction que de joindre aux exemples des fiécles paffez les experiences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs fujets & de leur propre gloire, à juger des affaires dangereufes qui leur arrivent : par le fecours de l’Hiftoire, ils forment leur jugement, fans rien hafarder, fur les évenemens paffez.1 » L’expérience et l’éducation sont ici nettement différenciés. Est-ce qu’enseigner par l’expérience serait donc un pari risqué ? L’enseignement représente ce qui est donné à apprendre qu’il faut distinguer de l’apprentissage – ce qui est effectivement appris par l’élève. Ces deux termes semblent donc s’opposer à l’acquisition qui est, comme le souligne Bossuet, une connaissance que l’expérience permet de s’approprier par sa confrontation avec le monde. Faire de l’expérience la matière de l’enseignement, c’est changer de paradigme, c’est en faire une matière enseignable pour passer de l’acquisition à l’apprentissage. Si, bien sûr, il n’est pas question, dans le cadre de la classe, de confronter l’élève à la dangerosité du réel – potentiellement mortel et qui serait alors le fait de vivre des aventures, des expériences – devenir un guide de l’expérience s’apparente plutôt à s’autoriser et à autoriser une perte de contrôle. Un double enjeu donc qui questionne et la méthode – du côté de l’enseignant – et ses résultats – du côté de l’apprenant. C’est le choix que va faire François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon (1651 – 1715) dans Les aventures de Télémaque (1699), roman pédagogique – dont seuls les Livres I à VI seront pris en compte – destiné à l’éducation du jeune Duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV et dont Fénelon était le précepteur. Ce que l’on devine derrière la dangerosité de l’expérience, c’est sa didactisation. Dès lors, peut-on dire qu’une pédagogie de l’expérience puisse servir de méthode d’enseignement ?
Nous verrons donc dans une première partie la rationalisation et la maîtrise du risque réalisées par l’enseignant. Puis nous essaierons de savoir si cet encadrement ne dénature pas l’idée d’expérience, pour enfin tenter de comprendre si la pertinence de la méthode ne résiderait pas finalement dans l’objet même de l’enseignement qui ne serait plus tant les savoirs que l’apprenant.


Asseoir un enseignement sur la transmission de l’expérience semble soulever deux difficultés essentielles. Celles de savoir ce qui effectivement sera transmis, et ce qui effectivement sera obtenu. Par essence, c’est la « confrontation à » et l’incertitude du résultat qui fondent cette méthode. Afin de rendre compte au mieux de la pédagogie de ce transfert, nous regarderons d’abord comment la méthode se retrouve délimitée par une progression minutieuse, soutenue par la prise en compte du désir de l’élève, justifiant la forme, pour alors nous intéresser à la figure de Télémaque comme vecteur opératoire utilisé par Fénelon.
Le récit fénelonien n’est pas linéaire, comme bien souvent dans un roman, mais revient régulièrement sur des aspects déjà abordés afin de structurer et d’encadrer la progression de l’élève au sein du savoir enseigné. C’est d’abord par une parole venant soutenir l’expérience : « vous vous laissez vaincre à votre malheur ! Sachez que vous reverrez un jour l’île d’Ithaque » (Mentor, 482) ou « Que tu seras heureux si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais ! Tu reverras Ithaque » (une voix, 52) dont le parallélisme frappant transmet le même message et permet progressivement l’apprentissage désiré. C’est aussi dans l’agencement des chapitres dans lesquels Télémaque goûte assez peu à la liberté. Pourtant son statut ne cesse d’évoluer comme le personnage progresse dans la compréhension des mécanismes politiques et de la valeur de la vie. Capturé par Aceste, le Livre I présente sa grande inexpérience, lui qui face à l’esclavage déclare : « Cette condition me parut plus dure que la mort » (40), préférant le sacrifice. Seule l’intervention de Mentor le sauvera. Puis il devient esclave chez Sésostris (Livre II, où il tolère cette condition grâce aux paroles de Mentor). En Phénicie et en Chypre, il sera seulement retenu (Livre III et IV). Mais s’il reste libre au pays de Pygmalion, c’est à une nouvelle épreuve que l’île d’Aphrodite le confronte : la passion. Et le retour de Mentor permet au personnage d’y échapper, comme dans le Livre I. La progression de Télémaque est confirmée par sa réaction face à un risque de naufrage. Au livre IV « Je pris le gouvernail en main » (85), alors qu’au Livre VI : « Voici la mort, il faut la recevoir avec courage. » (118). L’acceptation de la mort qui revient ici de manière cyclique, représente l’abdication/l’inexpérience face à la problématique nouvelle. Elle est suivi du sauvetage par Mentor, schéma récurrent qui montre la réalisation progressive d’un apprentissage, comme le figure cette prise en main du gouvernail, métaphore de son existence.
Mais répéter les mêmes enseignements aurait en soi quelque chose de fastidieux. C’est pourquoi au centre de cette méthode se trouve le plaisir de l’élève, ce qui justifie le roman fictionnel. Cette approche permet, par l’esthétisme du récit, la curiosité et le plaisir qu’il procure, de conserver l’attention de l’élève. Fénelon affirme à ce sujet : « Je n’ai jamais songé qu’à amuser Monsieur le Duc de Bourgogne par ses aventures […] et qu’à l’instruire en l’amusant » (Fénelon 1850 : VI, 666)3. Voilà qui autorise une confrontation à des situations qui – dans le réel – pourraient s’avérer dangereuses, tel un navire qui fait naufrage ; mais qui permet également de prendre une certaine distance avec l’expérience brute. Si les émotions mises en jeu sont véritables – volupté, paresse, pouvoir, passion –, elles se réalisent sur des objets moins probables, comme une île sous le pouvoir d’une déesse de l’amour (Chypre), le désir ardent pour une nymphe (Eucharis). Cette distance que permet ici la fable, sans rien ôter à la force des passions, autorise le pédagogue à confronter l’apprenant à l’expérience tout en en conservant un certain contrôle. On réalise dès lors la prudence de l’encadrement. Il s’agit de se servir de l’expérience pour permettre une découverte libérée du carcan rhétorique et des méthodes éducatives traditionnelles (telles celles des jésuites), comme le dit Fénelon lui-même : « quant aux premières instructions, je voudrais qu’on les leur [aux enfants] donnât sans qu’ils s’aperçussent que l’on eût dessein de les instruire.4 » Elle sera suivie d’une phase de reconnaissance explicitée par le guide de la « fable », Mentor. On peut y voir ici une approche plutôt moderne où la confrontation et l’initiation sont proposées par l’enseignant dans un implicite que structure la forme fictionnelle.
Nous pouvons poursuivre cette réflexion en nous interrogeant sur la position du lecteur. Car la forme est conçue pour l’interpeller. Or, on pourrait faire valoir que cette fable mythologique, par son côté païen, puisse semer le trouble dans l’esprit de l’élève – c’est-à-dire que l’irréalité (ici spirituel) sème les germes d’un savoir fictif5. Mais Télémaque, tout comme les personnages de ce récit, et le Dauphin, ne sont pas des personnes interchangeables. Ces derniers sont là pour figurer, pour exemplifier le résultat des actions et des comportements. Ce sont effectivement des miroirs (pour reprendre l’expression « miroir des princes ») tendus au lecteur qui peut se projeter dans ces protagonistes. Rappelons le portrait dressé par Saint-Simon sur le Duc de Bourgogne, enfant : « Ce prince […] terrible […] dur et colère […] passionné pour toute espèce de volupté […] porté à la cruauté […] », qui ressemble étrangement à la description que fait Fénelon de Bocchoris, le nouveau roi d’Égypte : « C’était un monstre, et non pas un roi. » (58) Cette galerie de personnages secondaires de manière intradiégétique est là pour enseigner à Télémaque qui, à ce moment, rapporte à Calypso ses errances. C’est donc en général sa perspective qui est sollicitée. Et c’est pour quoi il est à fois filtre, vecteur des expériences, tout en assurant une zone de tampon, un écran s’interposant entre le lecteur et la vision immédiate du monde. Télémaque assure ainsi pour Fénelon, le rôle de cristallisateur des expériences, intérieures comme extérieures, diégétiques comme extradiégétiques.

Nous pouvons constater qu’afin de mettre en place une méthode pédagogique assurant à l’expérience le statut de « matière enseignable » sans que le risque encouru ne vienne la mettre à mal, le pédagogue se doit d’encadrer et de délimiter le champ d’action de cette dernière à travers un balisage précis, la prise en compte du désir de l’élève et la mise en place d’un filtre permettant d’expliciter les expériences vécues, tout en tenant à distance celles réputées dangereuses, et néanmoins nécessaire de présenter. Mais n’avons-nous pas alors un biais méthodologique qui modifierait la véritable expérience et invaliderait ou du moins rendrait inefficace une telle proposition pédagogique ?


On se heurte, à travers l’utilisation de la littérature comme support pédagogique à un écueil important : celui de la transmission indirecte, voire inauthentique du matériel. Que cela soit  un roman comme Manon Lescaut ou Les aventures de Télémaque, il s’agit de récits fictionnels conçus par leurs auteurs. Encadrer ainsi l’expérience pour en réduire les risques et en accroître supposément l’efficacité, n’est-ce pas finalement lui ôter toute valeur appropriationnelle puisque décontextualisée et donc sans danger. Pour y répondre, nous regarderons d’abord les effets de ce bornage sur la méthode, puis l’impact que peut avoir la mise en scène. Elle nous amènera à nous questionner sur la finalité du désir qui paraît devoir s’effacer du moi en construction.
Nous l’avons vu, Fénelon encadre avec soin son récit pour en maîtriser les débordements.  Ce faisant, il cherche à tenir à l’écart le risque de dérive, de séduction qu’engendrerait une expérience non contrôlée ou trop attrayante. Ainsi jamais le héros ne se retrouve-t-il seul. Il y a toujours quelque part une aide, un soutien qui tempère ses passions – bien souvent le désespoir ou l’amour. Ce dernier, si puissant, et auquel Télémaque succombera par deux fois  (nous ne comptons pas ici l'amour modèle et conclusif pour Antiope), ne pourra être tenu à l’écart que par la présence providentielle de Mentor lorsque le fils d’Ulysse, se débattant dans les tourments de la volupté de l’île de Chypre (Livre IV), rencontre ce dernier : « Il dit et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissait voir la pure lumière » (89). C’est le caractère de l’aveuglement qui est mis en avant et que seule la raison – manifestée par la parole/lumière – peut éloigner. La situation se reproduira au Livre VI où Cupidon tiendra le naufragé dans ses rets. Mais cette fois-ci, point de parole, c’est seulement dans une fuite éperdue qu’il trouvera le salut : « Mais revenant à lui et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne songea plus qu’à s’éloigner de l’île fatale » (139). Les mots nous suggèrent une tragédie, « fatale », où le personnage, mort, serait « revenu » à la vie par un miracle inattendu (rappelons que Mentor est Athéna). Mais même sans soutien, Télémaque affronte les expériences les plus néfastes à distance. C’est le cas du Livre II où il « demeurai[t] dans une tour ». Cette tour, lieu d’enfermement, protège Télémaque des affres de la révolte, du carnage, de l’horreur de cette démesure d’un roi. Cette tour génère une distance et pourrait s’analyser comme la métaphore du livre par lequel le lecteur accède au récit6. Il y a toujours un rideau, un voile qui atténue, adoucie, et finalement ôte toute force à l’expérience, la rendant irréelle.
Cet aspect chimérique se retrouve pour partie dans la fable mythologique. Certes, c’est un décor qui n’empêche ni la morale chrétienne de s’affirmer, ni le discours pédagogique d’y avoir lieu, ni surtout l’enfant de s’y intéresser. Néanmoins tout lecteur saura y déceler l’artificialité, la non-concordance d’une telle histoire avec la réalité, où des divinités s’affrontent, des chars surgissent de sous les océans, des voix montent des cavernes. Si le caractère métaphorique ou allégorique peut les expliquer, leur présence suffit à affaiblir le crédit de la valeur de l’expérience. Il peut en aller de même pour les sociétés utopiques qui émaillent le parcours du jeune homme. Royaume merveilleusement prospère sous le règne de Sénostris qui sera repris pour la Crète « Nous ne trouvions aucun champ […] Partout la charrue » (95) (ou encore au Livre VII, la description par Adoam de la Bétique). Outre l’aspect civilisationnel, c’est une description de la totalité, d’un absolu résultant des bienfaits de la gouvernance des bons rois et qui renvoie au schéma utopique de la société parfaite. L’aspect ostentatoire de telles descriptions apparaît dès lors comme contre-productive, puisque proposant comme résultat de l’expérience acquise un absolu inatteignable. Cette antinomie du propos se retrouve également dans la mise en scène de l’événementiel qui repose pour beaucoup sur les hasards d’un destin laissé à la volonté de l’auteur. Citons le vent qui empêche le départ de Phénicie ou les intrigues d’Astarbé qui favorisent Télémaque, à tel point que cela permet de justifier la moral présentée : « bonté des dieux qui récompensaient […] ceux qui hasardent tout pour la vertu » (78). On voit comment cette mise en scène pourrait ruiner l’effet désiré, puisqu’au final, il n’y pas de hasard et qu’il ne sera pas dit, justement à cause de cette apparente facilité, qu’en situation réelle, le pragmatisme ne l’emporte pas. C’est ce que dénoncera Prévot avec Manon Lescaut où le discours moral n’aura que peu de poids face aux situations d’un réel balayant toutes autres considérations que celles des passions.
Or, la passion est bien ce qui inquiète l’archevêque de Cambrai. Permettre l’expérience des transports, de l’amour, c’est livrer l’élève à l’un des « vices » les plus dangereux, les plus puissants qui existent. C’est bien pourquoi toutes les amours de Télémaque des six premiers livres sont factices, issues du pouvoir de Venus ou de Cupidon. Et que ceux terrestres sont mises à mal. L’amour des méchants n’est jamais récompensé : Pygmalion qui aime Astarbé qui aime Malachon qui aime une autre femme. Pire, l’amour simple d’un fils pour son père, se retrouve gratifié d’une mort par le fer : « il enfonce son épée dans le cœur de cet enfant » (100). Disons ici simplement – car il y aurait beaucoup à dire – qu’Idoménée est roi et qu’« heureux est le roi qui fait le bonheur de tant de peuples » (47). Si un roi pense à sauver son existence et non celle de son peuple, symbolisé par l’inconnu rencontré sur sa terre, alors le malheur ne pourra que le frapper. La disparition du possessif pour un démonstratif indique bien la rupture de nature révélant qu’Idoménée perd le droit à être roi/père de son peuple/fils. Et c’est bien ce désintéressement, cette distance que le pédagogue souhaite voir prendre qui entraîne une contradiction du projet de la pédagogie de l’expérience. Télémaque affirme (106) que « l’homme véritablement libre est celui qui dégagé de toute crainte et de tout désir, n’est soumis qu’aux dieux et à sa raison » [c’est nous qui soulignons]. Comment enseigner par l’expérience pourrait conduire à supprimer tout désir, toute envie qui nécessairement sont le fruit de nos expériences ? Ne se retrouve-t-on pas confronté à une aporie méthodologique ? La solution proposée s'affiche dès lors comme d’« efface[r] jusqu’au moindre souvenir » (89) tous les plaisirs – hors ceux de la raison – pour tenter d’atteindre une ataraxie qui semble assez improbable.

Enseigner par l’expérience s’apparenterait donc à une impossibilité matérielle puisque dès lors que l’on cherche à l’enseigner, elle cesse d’être l’expérience recherchée, ou du moins de l’expérience du réel, pour ne redevenir qu’une expérience de classe, une expérience des idées, des émotions projetées dans un monde fictif à la recherche d’un objectif éducatif n’appartenant pas à la réalité tangible. Pour ce faire nous sommes partis de l’idée que le pari tenté par le pédagogue était celui de la méthode, en ce qu’elle devait surmonter des problèmes liés à sa nature acquisitionnelle et périlleuse pour le développement de l’apprenant. Mais si nous décalons ce pari sur l’objet même de la méthode, objet qui ne serait dès lors plus les savoirs enseignés, mais l’apprenant lui-même et ainsi les savoir-être et savoir-apprendre, ne retrouverions-nous pas la possibilité d’user de l’expérience ?


C’est peut-être parce que la pédagogie du risque, telle qu’elle est conçue, s’attache à ce que les savoirs délivrés deviennent des connaissances7 que l’objet de l’enseignement se retrouve être l’apprenant lui-même. Nous l’envisagerons en réfléchissant à l’idée de la métamorphose de l’élève auquel un tel parcours le contraint, puis en observant les différentes figures que prend le pédagogue, pour terminer par la démonstration que la pédagogie de Fénelon tend peut-être vers la connaissance de soi.
Tout comme la figure de Télémaque est centrale, l’élève est également au centre de cet enseignement par l’expérience. Il s’agit de « déplacer le centre du projet pédagogique de l’objet à enseigner vers la sujet, le moi de l’élève » (Le Brun 2001). Cette approche suppose dans un premier temps de tenir compte de la situation d’enseignement toujours mouvante et de savoir s’adapter à l’élève. C’est le cas des Aventures de Télémaque puisqu’à l’origine ce texte n’était destiné qu’au seul Duc de Bourgogne et que l’on doit à une indiscrétion sa publication : « sans jamais vouloir donner le texte au public » écrira Fénelon en 1710 au Père Le Tellier. C’est aussi parce que la situation d’enseignement devient une expérience en soi pour l’élève que celui-ci va naturellement évoluer. Pour ce faire, c’est notamment sur l’erreur que va s’appuyer l’auteur du Dialogue des morts. C’est un point important qui est délivré dès le début du récit : « et les Dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption » (38). Un des exemples que nous pouvons en donner est le rapport à la parole, à la vérité, au silence et au mensonge. Les positions de Fénelon ne sont pas explicitées directement. C’est par la diversité des situations et des comportements que peu à peu Télémaque va apprendre à savoir parler – comme doit savoir le faire tout prince. Considérons simplement le Livre I : « Minerve, sous la figure de Mentor […] ne voulait pas être connue » (31), Calypso « sans faire semblant de savoir qui il est » (32), Télémaque avoue qu’il est le fils d’Ulysse (32), Calypso ment en prétendant le trépas d’Ulysse (37) suivi d’un « Télémaque […] reconnu enfin son artifice » (37), ruse de Mentor qui trompe la flotte d’Énée (39), demi-vérité de Mentor où « il évita de dire que nous étions grecs » (40) suivi des propos de Télémaque, « faites-nous mourir […] sachez que je suis Télémaque » (41), non reconnaissance de la vérité, « Ceux qui avaient méprisés la sage prédiction de Mentor perdirent [tout] » (42). Les situations proposées par le Prélat sont très diverses et permettent au personnage de progresser en modifiant son comportement, et non pas simplement en apprenant par cœur un discours, comme l’obligation au secret narrée sur le navire de Narbal et dont les aventures précédentes nous ont montré l’inutilité. Mais le risque demeure. Il est donc nécessaire pour éviter que les expériences ne soient pas comprises que des exemples parsèment la narration.
Les figures des pédagogues sont posées tout le long du récit telles des jalons indispensables afin de pouvoir s’orienter dans la profusion des situations et des comportements envisageables. Ils servent de points de repère à l’apprenant pour que, même lorsque des erreurs sont commises (comportement) ou des situations impossibles sont vécues (possibilité de mort, d’esclavage, de perte), les actions et réflexions adéquates à accomplir soient effectivement montrées. Bien sûr, Mentor est la figure principale de cette exemplification, mais l’on peut y trouver également Ulysse, Apollon, Hasaël ou encore Aristodème. L’un des aspects les plus marquant, est cette pédagogie du malheur qui cherche à révéler la nature réelle de l’apprenant face à l’adversité. C’est ainsi que les pédagogues enseignent par l’expérience la douleur du malheur – mais qu’ils demeurent là pour que Télémaque ne soit pas pas anéanti par la mauvaise fortune – que le risque ne rende pas l’apprentissage inaccessible. Partant, la voix dans la caverne : « Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais ! » (52) guide Télémaque, le soutient dans l’épreuve et lui permet de changer sa perspective pour évoluer. En contrepoint, sera présenté par Fénelon – le pédagogue qui se cache derrière tous les autres, la voix identifiable derrière celle de la caverne – la figure de celui qui « n’avait jamais été instruit par la mauvaise fortune » (60), Bocchoris. C’est un révélateur et de la pensée et de la méthode. De la pensée puisqu’il n’est conduit que par le dérèglement de ses passions, ce qui aboutira à sa décapitation (symbolique – les passions représentant le corps sans le contrôle de l’esprit). Mais aussi de la méthode, qui montre ainsi sa vertu à encadrer l’exposition au malheur afin de permettre à l’élève d’apprendre et de modifier via son expérience : point de vue, conduite et attitude. Tout cela sera résumé par Minerve/Fénelon : « Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs : car quel est l’homme qui peut gouverner sagement, s’il n’a jamais souffert et s’il n’a jamais profité des souffrances où ses fautes l’ont précipité ? » (409)
Cette mise en scène des malheurs nous montre que l’objectif de Fénelon et de la méthode est bien de faire prendre conscience à l’élève des changements à opérer, de sa capacité à réaliser une transformation du moi à même de pouvoir subir toutes les épreuves que le réel fera surgir sans se laisser ballotter par les événements : naufrages (métaphoriques), amours (fausses et non désirées), violence, injustice, séparation. Le risque permet alors de juguler le risque. Cet aspect de l’évolution est à mettre en relation avec la recherche d’un état de pure raison, de lumière. S’il est aisé de voir comment l’expérience des vicissitudes de la vie – mensonge, trahison, haine, égoïsme – permettra au jeune élève de mieux se connaître et ainsi de construire son être, son savoir-être, il ne s’agira pas pour Fénelon de simplement rendre l’apprenant insensible à l’émotion, aux passions. C’est vers la compréhension et la reconnaissance d’un monde au-delà des apparences (un univers chrétien) et des désirs matériels que se concentre aussi l’enseignement. Accéder à ce monde invisible paraît être un des aboutissements du voyage initiatique de Télémaque – comme le montre l’hypotypose du char d’Amphitrite. On peut opposer cette vision chrétienne (la Vierge donnant le sein à l’enfant Jésus8) à celle du même Livre IV où le songe de Télémaque le met en présence de Vénus qui lui intime ceci : « garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesse » (83). Il y a une inversion de l’image où – sans développer – on peut y lire un savoir qui descend vers Télémaque, qui cherche son intériorité et qui s’impose (Vénus) face à une expérience non immédiatement identifiable qui suppose d’aller à sa rencontre (une montée, comme le char qui remonte), qui cherche une extériorisation du moi vers une promesse ou un appel (la Vierge). On pourrait trouver d’autres exemples comme avec la voix qui surgit de la caverne – lieu de toute les transformations –, le discours de Télémaque et sa « joie de raison » (89) en retrouvant Mentor ou la catabase effectuée ultérieurement par le fils d’Ulysse. C’est donc bien sur une expérience du sensible que porte l’enjeu de la méthode, ce pari sur l’apprenant, afin d’ouvrir la personnalité en devenir à un monde supérieur à ceux des plaisirs terrestres.

S’interroger sur l’expérience comme méthode d’enseignement, c’est savoir prendre en compte les risques liés à cette expérience et arguer que leur dangerosité est endiguée par la méthode que déploie le pédagogue comme par les résultats offerts. Mais faire de l’expérience l’objet de l’enseignement génère une transformation de l’expérience, puisqu’elle se modifie sous l’effet de sa mise en enseignement, ce qui l’invalide comme objet didactisable. Vouloir contrôler le risque, c’est modifier l’expérience. C’est en décalant les enjeux de la méthode sur l’apprenant, qui devient alors objet de l’enseignement, que Fénelon permet à l’expérience – même encadrée pour en limiter les risques – de retrouver sa vertu formatrice. On peut dès lors se demander si la direction tracée, si les objectifs avoués en terme d’évolution/de progression de l’apprenant que réalise le pédagogue seront bien ceux souhaités tant par l’élève que par la société où il sera amené à évoluer.



Notes
1 : Jacques-Benigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, p. 2, Gallica, dernière consultation le 15/04/2019 ;
2 : Les numéros entre parenthèses renvoient à l’édition suivante : Fénelon, Les aventures de Télémaque, éd. Folio classique, 1995, 2016 ;
3 : Hilenaar Henk, « Le projet didactique de Fénelon auteur de Télémaque : enjeux et perspectives », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 30 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 15 avril 2019. URL : Open Edition ;
4 : Fourgnaud Magali, « Du conte didactique au conte philosophique, de Fénelon à Saint-Hyacinthe », Dix-huitième siècle, 2012/1 (n° 44), p. 461-483. DOI : 10.3917/dhs.044.0461. URL : Cairn ;
5 : Cet aspect nous a été suggéré par l’article suivant : Bury Emmanuel, « La paideia du Télémaque : miroir d’un prince chrétien et lettres profanes », Littératures classiques, 2009/3 (N° 70), p. 75-86. DOI : 10.3917/licla.070.0075. URL : Cairn;
6 : Ce serait d’ailleurs à rapprocher de cette « tour » que l’on ne voit pas, que l’on devine, et où s’enferme Pygmalion.
7 : « Le résultat intériorisé de son expérience » : de Reuter Yves et al., Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, ed. De Boeck, 2013, p. 43 ;
8 : Sellier Philippe, « Les jeux de la sagesse : aspect de l’intertextualité dans Les aventures de Télémaque », L’Esprit et la lettre, Mélanges offerts à Jules Brody, Tübingen, Gunter Narr, 1991, p. 179.



Documents consultés pour réaliser ce travail

1- Marcel Grandière, « MEYER (Jean). – L’éducation des princes en Europe du XVe au XIXe siècle », Histoire de l’éducation [En ligne], 113 | 2007, mis en ligne le 03 avril 2009, consulté le 15 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/1386

2-Fourgnaud Magali, « Du conte didactique au conte philosophique, de Fénelon à Saint-Hyacinthe », Dix-huitième siècle, 2012/1 (n° 44), p. 461-483. DOI : 10.3917/dhs.044.0461. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2012-1-page-461.htm

3-Chapitre XV. Éducation et accès au savoir des enfants, Isabelle Robin-Romero p. 367-387 https://books.openedition.org/pur/7409?lang=fr#authors

4-Henk Hillenaar, « Le projet didactique de Fénelon auteur de Télémaque : enjeux et perspectives », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 30 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 15 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/dhfles/1478

5-Einar Már Jónsson, « Les « miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ? », Médiévales [En ligne], 51 | automne 2006, mis en ligne le 27 mars 2009, consulté le 15 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/medievales/1461 ; DOI : 10.4000/medievales.1461

6-Fernando Cipriani, « Télémaque roman pédagogique. Quelques nouvelles orientations des études », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 30 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 15 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/dhfles/1525

7-Bury Emmanuel, « La paideia du Télémaque : miroir d’un prince chrétien et lettres profanes », Littératures classiques, 2009/3 (N° 70), p. 75-86. DOI : 10.3917/licla.070.0075. URL : https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2009-3-page-75.htm

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