Ricaut Bonomel était un templier originaire de Provence qui se trouvait en Terre Sainte quand il a écrit ce poème, et c’est à peu près tout ce qu’on sait de lui. Le poème a dû être écrit en 1266 puisqu’il parle essentiellement des événements de 1265 et 1266.
( 1260 victoire des Mamelouks à Aÿn Jalut sur une armée mongole de l’Ilkhanat de Perse incluant un contingent arménien )
- 1265, prise de Césarée ( 27/2 ), de Caïffa ( 5/3 ) et d’Arsuf ( 26/4 ) par les Mamelouks sous le sultan Baybars
- 1265-66, « croisade » de Charles, frère cadet de Saint Louis, comte d’Anjou et du Maine ( et de Provence par son mariage, ce qui a dû agacer notre auteur prodigieusement ) contre Manfred roi de Sicile qui se termine par la défaite et la mort de Manfred à la bataille de Benevento l( 26/2/1266 )
- 1266, continuation des offensives des Mamelouks, prise de Safed (22/7 ), défaite arménienne d’Alexandrette ( 24/8 )
Le poème est remarquable par son amertume, même dans une tradition poétique où les sirventes peuvent être très mordants… Ricaut Bonomel voit que tout le monde se moque de la Terre Sainte maintenant, même Dieu les a abandonnés, et l’argent règne.
I.
Ir’e dolors s’es e mon cor assiza,
si c’ab un pauc no m’ausi demanes,
o meta jus la cros c’avia preza,
a la honor d’aqel q’en cros fo mes;
car crotz ni lei no·m val ni guia
contrals fels turcx cui Dieu maldia;
anz es semblan, en so c’om pot vezer,
c’al dan de nos los vol Deus mantener.
II.
Al primier saut an Cesaria conqiza
e·l fort castel d’Alsuf per forza pres.
Ai, segner Dieu, a cal via an preza
tan cavaliers, tan sirven, tan borzes
con dinz los murs d’Alsuf avia!
Ailas! lo regne de Suria
a tant perdut qe, qi·n vol dir lo ver,
per tostemps mais n’er mermatz de poder.
III.
Doncs ben es fols qi a Turcs mou conteza,
pois Jhesu Crist non los contrasta res,
q’il an vencut e venzon, de qe·m peza,
Francs e Tartres, Erminis e Perses,
e nos venzon sai chascun dia,
car Dieus dorm qe veillar solia,
e Bafometz obra de son poder
e·n fai obrar lo Melicadeser.
IV.
No m’es semblan qe per tan se recreza,
anz a jurat e dit tot a pales
qe ja nuls hom que en Jhesucrist creza
non remandra, s’el pot, en sest paes;
enan fara bafomaria
del mostier de Sancta Maria,
e·l sieus car fis, q’en degra dol aver,
o vol e·il plaz: ben deu a nos plazer.
V.
Lo papa fai perdon de gran largeza
contr’als Lombartz, a Carl’e als Frances,
e sai ves nos en mostra grant cobeza,
qe nostras crotz perdona per tornes;
e qi vol camjar romavia
per largeza de Lombardia,
nostre legat lor en dara poder,
q’il vendon Deu e·l perdon per aver.
VI.
Segnor frances, Alixandria
nos a piegz fait qe Lumbardia
qe sai nos an Turcs sobrat de poder,
pres e vencuz e donatz per aver.
Soit :
Le chagrin et la colère m’étouffent, peu s’en faut que je ne me tue ou que je ne rejette cette croix que je pris pour l’honneur de Celui qui fut mis en croix; car ni croix ni foi ne valent rien contre les Turcs félons - que Dieu les maudisse ! Mais au contraire il semble que Dieu veuille les élever à notre détriment.
Au premier saut ils ont conquis Césarée, et le fort château d’Arsuf, ils l’ont pris par force. Ah, Seigneur Dieu, quelle route ils ont donc prise, tant de chevaliers, de sergents, de bourgeois qui étaient dans les murs d’Arsuf ! Hélas ! Le royaume de Syrie a tant perdu qu’en vérité il sera affaibli à jamais.
Il est donc fou, celui qui combat les Turcs, puisque Jésus-Christ ne leur oppose rien, puisqu’ils ont vaincu et vainquent - le cœur m’en pèse - les Francs et les Tartares, les Arméniens et les Perses, et qu’ils nous vainquent chaque jour, puisque Dieu dort qui devrait veiller alors que Mahomet œuvre de toute sa puissance et fait agir le Mélicadézer*
Celui-la, je ne pense pas qu’il veuille se reposer, au contraire il a juré publiquement qu’il ne laissera pas en ce pays un seul homme qui croie en Jésus-Christ, et que, de l’église de sainte Marie, il fera une mahomerie; et puisque le cher Fils de Marie, qui voit cela et s’en devrait affliger, l’approuve, il faut bien que cela nous plaise.
Le pape est fort large d’indulgences pour Charles et les Français quant il s’agit de combattre les Lombards, mais envers nous il montre une grande avarice, pardonnant pour de bonnes livres tournois à ceux qui quittent notre croix; et à ceux qui veulent échanger le pèlerinage d’outre-mer pour la largesse de Lombardie, nos légats qui vendent et Dieu et pardon leur en donnent le pouvoir.
Seigneurs Français, Alexandrie nous a fait plus de mal que la Lombardie, car ici les Turcs nous ont vaincus par force, ils nous ont pris et vendus pour de l’argent.
* Malik-al- ?; le sultan Baybars
Ce poème a la vertu annexe de prouver que le « Baphomet » que les templiers étaient censés adorer n’était rien d’autre que la prononciation provençale de Mahomet. Certes, à la troisième laisse, le Bafometz pourrait être n’importe quoi, mais dans la quatrième la bafomaria ne peut être qu’une mahomerie – le terme habituel au Moyen Âge pour mosquée.
Resterait à expliquer la transposition des consonnes. Pour le M qui devient B, je suis sec, mais j’ai vu beaucoup de H arabes devenir F en portugais et espagnol médiévaux ( cf pour un exemple particulièrement approprié à notre propos les textes portugais du XV° siècle cités dans le Vasco de Gama de Sanjay Subrahmanian qui appellent l’Islam la « secte du maudit mafametz » ), on peut donc en attendre autant d’une autre langue romane.