Le thé russe
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Le thé russe est un thé noir.
Il apparaît en Russie lorsqu'il est apporté en présent au Tzar Michel Ier par des ambassadeurs mongols. Auparavant, les premiers russes à en avoir bu furent Vassili Tiumenets et Ivan Petrov, émissaires moscovites envoyés visiter le khan mongol Altan Khan en 1616, dans le nord-ouest de la Mongolie actuelle. Ils parlèrent au retour d'une boisson faite avec "des feuilles inconnues". Pendant longtemps, le thé reste un remède plus qu'autre chose et surtout un produit rare et cher. Seules les élites le consomment, le peuple préfère largement l'infusion de tilleul ou de menthe.
C'est au XVIIIème siècle que les choses commencent à changer, sous l'impulsion de Pierre le Grand. Ce dernier n'aime pas le thé mais il veut tourner son pays vers l'Occident, vers l'Europe, vers la modernité. L'usage du thé devient alors courant dans la haute-société. Les femmes le boivent dans une tasse, les hommes dans un verre.
Le grand tournant va avoir lieu avec :
La route du thé en Sibérie
image : Kaiserc
En 1689, le traité de Nertchinsk permet à la Russie d'annexer la Sibérie et marque le début de la route de Sibérie, qui devient l'itinéraire privilégié des marchands entre la Russie et la Chine. Le commerce du thé va alors débuter. Toutefois, s'en procurer demeure difficile : les relations russo-chinoises sont mauvaises, en 1717 et 1718, les caravanes russes sont même interdites par les autorités chinoises.
C'est en 1725 que les choses se débloquent avec une expédition ordonnée par la Tzarine Catherine Ière et commandée par Savva Vladislavitch :
image : Javno vlasništvo
Notre homme est un marchand serbe, audacieux et aventurier, qui a déjà travaillé plus ou moins officieusement pour Pierre le Grand à Rome, Constantinople et Pékin. A côté de cela, notre aventurier est aussi un amateur d'art : à Venise, il fait l'acquisition d'un groupe de statues en marbre, qui ornent encore le Jardin d'Été à Saint-Pétersbourg et en 1720, Antonio Vivaldi lui dédie un de ses opéras. Direction Pékin donc en 1725 pour y apaiser les tensions et signer le traité de Kiakhta en octobre 1727. Il en profite pour rédiger une description soignée de tout ce qu'il observe et, dans une note secrète, met en garde Moscou contre toute guerre avec l'Empire du Milieu.
Les caravanes russes peuvent donc reprendre la route et le thé devient une des marchandises les plus prisées, la ville de Kiakhta en devient même la plaque tournante. A partir de 1730, on importe le thé sous forme de briques, du thé noir (nommé thé rouge par les chinois). Les russes les plus riches prisent fort le
baikhov, de meilleure qualité.
L'impératrice Elizabeth s'en mêle : en fondant en 1744 la première manufacture de porcelaine russe, elle donne le coup d'envoi de la création en masse du fameux samovar, cette bouilloire à thé inspirée des bouilloires mongoles.
Le thé est devenu alors essentiel pour les élites russes. En temps normal, par la route de Sibérie, il parcourt plus de 15 000 kilomètres pour arriver dans les tasses. Une route dangereuse, entre conditions climatiques difficiles, attaques de brigands, tempêtes de neige, accidents de toutes sortes, maladies... On utilise majoritairement des chameaux, mieux adaptés au terrain que les chevaux et aussi des traîneaux, familiers aux russes. On raconte également que lors des bivouacs, la fumée des feux de camp pénétraient les feuilles de thé, ce qui leur donnait un goût "fumé" particulier... Les caravanes pouvaient compter jusqu'à 300 chameaux, chacun portant ou tirant 200 kilos de thé.
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Le prix du précieux breuvage reste néanmoins très élevé, à tel point que contrebande et trafics s'organisent dans l'est du pays. C'est aussi un commerce qui rapporte gros au trésor impérial : en 1770, les taxes prélevées sur l'importation du thé sont les deuxièmes plus importantes derrière celles du safran.
C'est à la fin du XVIIIème siècle que le thé se démocratise vraiment. La raison en est la grande chute du prix des textiles qui, en soulageant les dépenses des ménages pour l'habillement, permet de s'offrir du thé. Entre 1792 et 1802, les importations de thé noir triplent. À la mort de Catherine II, en 1796, la Russie importe plus de 1 500 tonnes de thé par an et produit 120 000 samovars dans le même temps. On voit également apparaître les
Tchai Naya, maisons de thé russes, inspirées des maisons de thé chinoises.
Pour autant, la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. Certains marchands peu scrupuleux n'hésitent pas à colorer des feuilles de thé trop claires avec du goudron (!) ou à rajouter du sable dans les paquets pour les rendre plus lourds et ainsi tricher sur le poids (et donc sur les taxes qui vont avec)...
En attendant, certains négociants se bâtissent de petites fortunes avec ce commerce. Certes, il faut être patient et aventureux : les caravanes effectuent un long périple, traversant Kiakhta, Irkoutsk, Tomsk, Tioumen et Kazan pour arriver enfin à Moscou. La contrebande est toujours là, à tel point que toute personne trouvée en possession de plus de 15 kilos de thé est d'office soupçonnée de trafic. Les autorités exigent que les paquets soit scellés avec un sceau spécial, en plomb, et que le thé soit emballé dans un emballage particulier. Mais les marchands protestent : l'emballage en question empêche de sentir le thé qu'il contient et les sceaux se révèlent trop fragiles. Ils sont souvent cassés pendant le voyage et les marchands doivent alors payer de lourdes amendes. Rien n'y fait donc et la contrebande prospère, presque un tiers du thé transitant par caravane à l'époque est du thé de contrebande.
La route du thé de la Sibérie décline au XIXème siècle, concurrencée par les voies maritimes avec les navires à vapeur et surtout par le développement du chemin de fer. Le temps des aventuriers franchissant cols et montagnes, traversant les hauts plateaux et les steppes enneigées à la recherche des précieuses feuilles est alors révolu...
Aujourd'hui, le fameux samovar a plus ou moins disparu, bien qu'on le retrouve dans les trains de nuit russes. Il a été progressivement remplacé par la théière. Le thé en sachet reste peu prisé en Russie. L'usage de la tasse, autrefois réservé aux femmes, s'est répandu partout. De même, les femmes utilisent aussi désormais le verre, autrefois réservé aux hommes. Les fameux porte-verre (podstakannik), utilisés pour éviter de se brûler sont encore présents dans les trains, pour transporter son verre ou éviter qu'il ne se renverse. Le thé reste en Russie un moment de convivialité, pendant lequel on bavarde, souvent accompagné de biscuits, de gourmandises ou de pain d'épice. Le thé russe reste fort, on le boit très chaud et nature, sans lait ou autre ajout. Il est sucré avec du miel parfois.
Le thé des prisonniers
Un thé assez inhabituel est le
Tchifir, qui est le thé des prisonniers et des mafieux.
Dans les prisons russes, tout alcool est interdit et les prisonniers ont pris l'habitude de préparer un thé noir très fort, très concentré, qui donne l'impression que "le visage fond" et que "le cœur bat à toute allure". C'est un thé très fort donc, prisé des prisonniers, des mafieux dit-on mais aussi des étudiants qui ont besoin de rester éveillés en période d'examens.
Il est préparé dans une petite poêle réservée à cet usage. Elle n’est jamais nettoyée, seulement rincée, pour que le thé soit d’autant plus fort. Des feuilles entières de thé noir sont bouillies en grande quantité et on sait que le
tchifir est prêt quand aucune feuille ne flotte encore à la surface.
Quand il est bu en-dehors du milieu carcéral, l'usage veut qu'il soit bu en silence.