Les États et empires de la Lune et du Soleil
Savinien Cyrano de Bergerac (vers 1650)
Cyrano de Bergerac n'est pas que le personnage d'une pièce d'Edmond Rostand. C'est aussi un écrivain du XVIIᵉ siècle. Un libertin, au sens de l'époque : un libre-penseur qui s'allège du poids de la religion.
Or donc, sur mon chemin de la découverte de la s.-f. et de la littérature merveilleuse (la
fantasy), je me suis mis à la quête d'œuvres de plus en plus anciennes : Edgard Alan Poe, Robert Louis Stevenson, Mary Shelley, Samuel Taylor Coleridge. Et donc Savinien Cyrano — Bergerac étant son nom de plume, il est né en région parisienne et sa famille vient probablement de Sardaigne du côté de son père — Savinien Cyrano donc, est peut-être le premier auteur de science-fiction français. Précisons tout de suite : la quête du premier roman de science-fiction est sans doute une chimère, parce que c'est un genre aux contours flous et que les aspirations de ce type sont généralement vaines (on pourra toujours remonter aux grottes de Lascaux). Mais bon, on tient là une œuvre publiée et suffisamment caractérisée ; deux romans,
Les États et empires de la Lune et
Les États et empires du Soleil, parfois publiés sous le titre
L'Autre Monde.
N'attendez pas un roman d'aventure, on est sur du conte philosophique. L'exploration de la Lune et du Soleil sont des prétextes pour parler du monde tel que le connaît Cyrano (donc essentiellement la France), comme un
Candide de Voltaire, un
Gargantua de Rabelais ou un
Gulliver de Swift. Cyrano s'inspire lui-même de
The Man in the Moon de Francis Godwin (1638) et de
La Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1602), cité qui, ne nous méprenons pas, se trouve sur Terre. D'ailleurs, Cyrano fait intervenir Socrate, Campanella et Descartes dans ses romans. Le héros, Dyrcona débat abondamment de physique (le vide existe-t-il ? Qu'est-ce qui crée le feu ou le magnétisme ?) et de sociologie.
Sur la forme : l'édition que j'ai est un gros pavé, format poche mais grande poche : 600 p. papier bible. Mais les romans forment la portion congrue : on commence par 210 p. de biographie et analyse, on termine par 270 p. d'appendices. Et les 345 pages allouées aux romans sont largement phagocytées par des notes, on a à 2-3 occasion une seule ligne de texte et tout le reste de notes sur la page. Des notes d'explication de texte, de contextualisation, de notes sur la grammaire et la syntaxe de l'époque. Car si l'orthographe a été modernisée, la grammaire et la syntaxes sont en revanche fidèles à l'original. C'est néanmoins facile à lire, l'étrangeté de la langue de l'époque pour nos yeux est rafraîchissante.
La travail d'édition est énorme, et pas uniquement sur ce qui entoure le texte. Le texte lui-même a été censuré, en raison de son caractère licencieux ; l'éditrice, Madeleine Alcover, a donc fait un gros travail de comparaison des manuscrits et des versions imprimées pour constituer le texte présenté, qui est donc composite et n'a probablement jamais été lu tel au XVIIᵉ (elle propose des variantes du texte en annexe). Parce qu'à l'époque, certains ouvrages étaient parfois recopiés à la main pour être diffusés. La lecture de l'enquête permet de découvrir le domaine de la recherche littéraire ; repérer les fautes de copiage pour tenter de savoir qui est le scribe, repérer les fautes et variations présentes dans plusieurs versions pour déterminer leur généalogie…
Et alors, les romans.
Les États et empires de la Lune
Nous suivons les pérégrinations de Dyrcona, anagramme de Cyrano (le nom n'apparaît que dans le second roman mais il est clair que c'est le même personnage). Dyrcona discute avec ses amis et explique que selon lui, la Lune est un monde et pour les habitants de la Lune, c'est la Terre qui est un astre (la Lune nous présentant toujours la même face, il n'était pas à l'époque évident que c'était une sphère et pas un disque). Rentrant chez lui, il voit un livre de Cardan (Gerolamo Cardano) ouvert sur sa table, probablement laissé là par des Sélénites en guise d'invitation. Il décide de s'attacher des fioles de rosée, puisque la rosée s'élève au soleil du matin. Il s'élève mais retombe sur Terre, en Nouvelle France (Québec). Oui, parce que pendant qu'il était en l'air, la Terre a tourné, chose qui était débattue à l'époque, comment la Terre peut-elle tourner sans qu'on le sente ? Et donc il en débat avec le gouverneur, citant Copernic et Gassendi. Puis, le soir de la saint Jean, il se retrouve accidentellement attaché à des fusées d'artifice qui le propulsent en l'air ; et comme il s'était enduit de moelle de bœuf pour se soigner, il est attiré par la Lune (oui, c'est parce que la Lune attire la moelle de bœuf que les chiens hurlent à la Lune).
Là, il vit quatre expériences : la visite du jardin d'Éden ; l'emprisonnement dans une cité où les habitants vivent à quatre pattes et considèrent qu'il est un singe ou un oiseau sans aile puisque lui-même est sur deux ; la rencontre avec un démon du Soleil dont l'âme change régulièrement de corps et qui a été Socrate ; puis l'hébergement chez un jeune où l'on apprend que sur la Lune, ce sont les jeunes qui commandent aux vieux. Ces inversions des codes sociaux sont l'occasion de moultes débats philosophiques. Cyrano en profite pour parler de son homosexualité : il est encagé avec un autre Terrien « avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble, l'Espagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier notre espèce. » (Mais ils parlent aussi philosophie.) Bye bye Roxane.
Les États et empires du Soleil
De retour sur Terre, Dyrcona est accusé de sorcellerie (les diagrammes géométriques de ses ouvrages de Descartes étant pris pour des tracés ésotériques) et emprisonné. Mais ses amis réussissent à adoucir sa peine et à lui permettre de bricoler. Il fabrique donc une machine concentrant la lumière du soleil ; l'échauffement produit un vent ascendant qui lui permet de s'élever et de s'évader. Mais au lieu de se reposer sur Terre, il se retrouve emporté vers le Soleil. Soleil qui est en fait solide, a des zones lumineuses mais aussi sombres (on avait déjà observé les taches à cette époques) et pas si chaud que ça. En ces contrées, étant plus proche de ce qui crée la vie, on n'a pas besoin de manger. Là, Dyrcona vit quatre expériences : une rencontre avec un petit homme nu, une rencontre avec le roi des oiseaux, un emprisonnement au royaume des oiseaux (puisqu'étant humain, il est génocidaire des oiseaux) et la rencontre avec Campanella.
Mon édition : Cyrano de Bergerac, Madeleine Alcover (éditrice),
Les États et empires de la Lune et du Soleil, Honoré Champion éditeur, Paris (2004)
https://www.honorechampion.com/fr/editions-honore-champion/6353-book-08531079-9782745310798.html